Doit-on craindre une probable crise ?
Caleb Bonyi MUKADI MUKANDILA
Economiste/Université de Kinshasa
Il est fortement inquiétant que les grandes économies dont les États-Unis se dirigent vers une récession accompagnée de turbulences financières en cascades. Faudrait-il craindre que des facteurs ayant occasionné les krachs des années 1970 et 2008 se mettent en jeu et entrainent les marchés boursiers vers une forte tendance baissière. »
En effet, l’inflation dans la plupart des économies avancées sera élevée laissant une forte incertitude sur la durée de ces niveaux élevés dans le temps. Les prévisions du Fonds monétaire international telles que revues à ce jour font état d’une intensification des pressions inflationnistes. Le dernier rapport du FMI portant sur les prévisions de croissance, prévoient que dans les pays développés le taux d’inflation s’élèverait en moyenne à 5,7 % pour l’année 2022 contre 8,7 % pour les économies en développement. Cette pression des prix dans les économies avancées s’amplifie notamment par la guerre en Ukraine qui rend l’approvisionnement mondial en énergie et en denrées alimentaires pénible est couplée aux effets des perturbations des chaines d’approvisionnement dues à la pandémie de Covid-19. La combinaison de ces facteurs maintient une forte pression sur les prix. Les prévisions des pays en proie à des conflits, des guerres et diverses crises sociales font état des niveaux taux d’inflation au-delà de la moyenne mondiale située à ce jour à 7,4 %.
La croissance mondiale quant à elle devrait chuter de 5,7 % en 2021 à 2,9 % en 2022, soit nettement moins que les 4,1 % prévus en janvier d’après les chiffres fournis par la banque mondiale. Cette croissance qui se contracte devrait maintenir cette tendance en 2023-2024 sur fond de la guerre en Ukraine entrainant une forte baisse de l’investissement et du commerce avec pour corollaire une baisse sensible de l’activité. La baisse de ces indicateurs est due entre autres aux dommages combinés de la pandémie covid-19 et du conflit Russo-Ukrainien.
Plusieurs risques font craindre la survenance d’une crise majeure combinant les effets des crises de 1970 et de 2008. La crise des années 1970 était caractérisée par une inflation élevée à travers le monde couplée à un ralentissement de la croissance économique (Années 1970 stagflation inflation (8 % avec des pics à 2 chiffres) + ralentissement de la croissance économique.
De 1950 à 1973, soit pendant près de vingt-quatre années les pays de l’OCDE, ont connu un taux de croissance économique de +/-4,4 % l’an en moyenne. Cette croissance soutenue pendant plus de 20 ans a multiplié par 2,8 la production de tous ces pays en moins de 25 ans. Cette forte performance a sensiblement contribué à la baisse du chômage pendant la période, laissant derrière les années sombres des récessions dues aux crises antérieures.
Cet équilibre n’a pas tardé à se rompre. Les glorieuses années de l’économie mondiale se sont arrêtés brutalement à travers un avènement de déséquilibres au début des années 1970. Il s’est constaté un retournement de la conjoncture économique est à cause de ce qui est réputé être « le choc pétrolier ». A fin 1973, les prix du baril du pétrole ont quadruplé dans les pays producteurs de pétrole (OPEP) et ont entrainé une forte hausse des couts de production dans plusieurs pays en même temps, les importations devinrent couteuses. La croissance économique forte des années précédentes commençait à s’essouffler, les entreprises commencèrent à faire faillite, l’investissement avait connu une forte baisse. A ces faits il faut rajouter la hausse des prix (inflation), l’aggravation des déficits commerciaux induite par la hausse des prix pétroliers et une forte et durable hausse du chômage.
Contrairement à la crise précédente de 1929, lors de la crise de 1970 les prix ont continuer à augmenter (inflation) alors qu’ils ne faisaient que baisser dans les années 1930 (déflation). En 1970 il s’est agi d’une étrange crise pour les économistes ; elle combinait l’inflation et la hausse du chômage, donnant lieu à un nouveau phénomène « la stagflation ».
En 2007 également apparurent les germes d’une crise de portée mondiale avec des caractéristiques beaucoup plus complexes. La crise de 2008 trouvait sa justification à travers deux (2) grandes causes : (1) des causes macroéconomiques notamment une politique monétaire américaine trop accommodante couplée aux déséquilibres mondiaux et (2) des causes microéconomiques (des faibles conditions d’attribution des prêts hypothécaires, des importantes innovations financières favorisant des prises de risque excessif dans le système financier américain, une régulation financière inadaptée).
L’élément déclencheur fondamental de cette crise est sans doute le taux directeur de la Fed qui était trop bas (1 %), pendant tout le début des années 2000 jusqu’en 2006, et qui visait d’éviter que l’économie américaine ne se retrouve en récession. L’accès au refinancement pour les banques américaines était très facile pour les banques américaines pendant ces années et ce durant cinq années. Cette situation offrait aux banques une large possibilité de prêter toujours davantage avec pour corolaire une forte création monétaire et l’augmentation de la spéculation sur les marchés, y compris sur le marché immobilier. Cette faiblesse des taux d’intérêt poussait les agents économiques à s’endetter continuellement en profitant des conditions favorables. Ce cycle favorable pour les agents économiques se portait bien jusqu’au moment où la Fed, autour de 2006, décida d’augmenter son taux directeur jusqu’à 5 % en vue de lutter contre l’inflation. Cette décision de l’autorité monétaire sonna le début de la crise de 2007-2008.
La crise de 2007/2008 qui était une crise essentiellement financière et américaine de par ses origines bien qu’elle se soit également propagée en Europe, en Asie et presque dans tous les pays du monde. Passant d’une crise de Subprimes américaine à une crise économique mondiale.
En ce premier semestre 2022, soit après une année 2020 et 2021 difficiles pour l’économie mondiale, dont une timide reprise de l’activité est perceptible, les avis des économistes sont encore sceptiques à cause d’une nouvelle crise qui a surgi : « la guerre en Ukraine ».
En effet, selon l’actualisation des perspectives économiques faite par la Banque Mondiale, la croissance économique affiche une tendance fortement baissière pour tous les pays. Cependant selon les différentes régions des pays, la croissance se présenterait comme suit :
Pour les économies avancées, la croissance économique qui se situait à 5,1 % en 2021 devrait globalement chuter à 2,6 % en 2022, soit 1,2 point de pourcentage de moins que les projections établies au mois de janvier 2022. Cette tendance baissière pour les économies avancées ne s’arreterait pas à ce niveau en 2022. La croissance économique devrait continuer à se contracter pour s’établir à 2,2 % en 2023. Ceci serait dû principalement à « la poursuite de la suppression des mesures de soutien budgétaire et monétaire prises pendant la pandémie ».
En ce qui concerne les économies de marché émergentes et en développement, la croissance affiche également une tendance baissière. En effet, considérant un niveau de 6,6 % en 2021 la croissance économique dans ce groupe des pays devrait chuter à 3,4 % en 2022. Ce niveau est très bas par rapport à la moyenne annuelle de 4,8 % sur la période 2011-2019. Bien qu’à travers le monde les prix des métaux et de l’énergie sur les marchés sont assez favorable et affichent une tendance haussière, les effets nocifs de la guerre en Ukraine rendront nuls les éventuels effets positifs à court terme de la hausse des prix de matières premières sur certains pays exportateurs. Du fait de leur dépendance à l’importation des produits des bases, près de 70 % des pays émergents et 80 % des pays à faible revenus voient leurs prévisions de croissance revues à la baisse.
De manière synthétique les prévisions de croissance pour chaque région en 2022 et 2023 se présentent comme suit :
- Asie de l’Est et Pacifique : La croissance devrait ralentir à 4,4 % en 2022 avant de remonter modérément à 5,2 % en 2023 ;
- Europe et Asie centrale : L’économie de la région devrait se contracter de 2,9 % cette année, puis progresser de 1,5 % en 2023 ;
- Amérique latine et Caraïbes : La croissance devrait ralentir à 2,5 % en 2022 et 1,9 % en 2023 ;
- Moyen-Orient et Afrique du Nord : La croissance devrait s’accélérer pour atteindre 5,3 % en 2022 avant de ralentir à 3,6 % en 2023 ;
- Asie du Sud : La croissance devrait marquer le pas à 6,8 % en 2022 et 5,8 % en 2023 ;
- Afrique subsaharienne : La croissance devrait se modérer pour ressortir à 3,7 % en 2022, puis à 3,8 % en 2023.
Quelques faits saillants font craindre la survenance imminente d’une crise aux environs 2022-2023 :
La bourse va-t-elle créer une crise en 2022 ?
Tel qu’on peut le constater à travers le comportement des différents indices boursiers, l’ensemble des bourses mondiales a clôturé le 1er semestre de l’année 2022 dans une mauvaise posture.
Au 30 juin 2022 les différents indices des principales places boursières affichaient de ce cette manière : Dow-Jones: -14,2% Nasdaq: -28,8%, Dax (all): -19,34 FTSE (GB) : -2,92% Nikkei : -9,29% Cac 40 : -17,2%.
La plupart de ces indices ont connu leur plus forte baisse depuis en moyenne une décennie. Cette contre-performance est due entre autres aux effets perturbateurs de la pandémie à coronavirus combinés à ceux de la guerre en Ukraine mais aussi à une inflation qui se veut de plus en plus importante depuis un certain temps. Ces baisses spectaculaires des indices constituent pour certaines places boursières des records. En effet, la baisse du S&P 500 par exemple constitue sa plus forte baisse en pourcentage pour un premier semestre depuis 1970, la baisse du Nasdaq est sa plus forte baisse en considérant la période de janvier-juin. Le Dow Jones quant à lui enregistre sa plus forte baisse en pourcentage au premier semestre depuis l’année 1962. Il s’agit en effet inéluctablement des contreperformances historiques et record.
L’inflation à travers le monde
Si en 2008 ou en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à soutenir les économies nationales, dans le contexte actuel, la situation est différente. Face à une forte inflation persistante et dont le contrôle semble échapper, les mains des autorités monétaires semblent limitées pour résoudre le problème.
Le monde fait face à une inflation forte dont les causes peuvent être décrites comme suit :
- La pandémie à Covid-19 : depuis l’apparition de cette crise, la production et les exportations d’intrants ou produits finis perturbent les chaînes d’approvisionnements mondiales, créant des pénuries partout. Durant la crise à covid-19, des portes conteneurs ne pouvant être chargés ou déchargés dans différents ports ont eu pour effet final l’inflation. En effet, les effets cumulés de cette crise ont entrainé la hausse de l’indice Harper Petersen Charter Rates Index qui retrace l’évolution des tarifs des portes conteneurs. Cet indice a vu sa valeur multipliée par 11 en seulement près de 2 ans (l’indice est passé de 412 en juillet 2020 à 4586 en mars 2022) ;
- Le conflit Ukrainien : Les sanctions prises à l’encontre de la Russie entrainent des perturbations dans l’intermédiation financière, le commerce. Elles alimentent l’inflation à travers L’énergie et le blé qui sont des principaux vecteurs de la crise à travers l’Europe et les économies en développement. Europe les prix de l’énergie connaissent sur un an une augmentation de 38%, exerçant une forte pression sur l’indice des prix à la consommation qui s’en prend une hausse de près de 7,5%. De même, en Europe comme dans plusieurs pays en développement les prix alimentaires devraient connaître une forte hausse due au blocage des exportations ainsi qu’aux perspectives évidentes de faible récoltes ukrainiennes en 2022 ;
- L’effet des salaires : Face à une hausse des prix prolongée le marché du travail pourrait se trouver perturbé. Les employés exigeraient plus de salaire pour faire face aux prix hauts. Cette tension à la hausse des salaires, pourrait conduire à une dynamique prix-salaires et maintenir l’économie dans un cercle vicieux accentué par l’illusion monétaire.
L’action des autorités monétaires
La crise de 2008, et ses conséquences ont emmené les principales banques centrales à recourir, contrairement à leurs habitudes, à des assouplissements importants de leurs politiques. Il s’est d’abord agi dans un premier temps d’une forte réduction des taux directeurs. Face à l’ampleur de la crise, la baisse des taux s’avérait insuffisantes à tel point que les autorités monétaires ont dû aller au-delà des limites et du cadre des interventions conventionnelles de la politique monétaire. Les autorités monétaires ont eu recours à des outils d’intervention non-conventionnels :
- Les assouplissement quantitatifs (QE) : elles consistent pour une banque centrale à intervenir de façon massive, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs aux banques
- Les mesures de «forward guidance : est un mode de communication adopté par plusieurs banques centrales, qui consiste à fournir des indications sur la trajectoire future des taux d’intérêt directeurs. Ce « guidage prospectif » rompt avec la tradition des banques centrales, qui préféraient que leurs décisions soient imprévisibles
- Les mesures d’assouplissement du crédit : elles consistent à mener à la fois une politique d’assouplissement quantitatif et qualitatif du crédit.
Les politiques monétaires non conventionnelles au-delà de leurs effets sur l’activité ont des conséquences lorsqu’elles sont utilisées pendant longtemps. On peut citer principalement entre autres :
- une accélération de l’inflation qui trouve son fondement dans l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation ;
- L’instabilité financière qui résulte à la fois des taux d’intérêt artificiellement bas et des programmes d’achat d’actifs qui gonflent artificiellement les prix des actifs.
Entre 2020 et 2022 la situation des interventions des autorités monétaires a progressivement changé et impose un changement dans le comportement des autorités monétaires. Les faits récents imposent une forte réorientation des politiques monétaires.
En effet en 2021, dans plusieurs économies, l’inflation a commencé à accélérer, surtout elle a commencé à dépasser le seuil de 2 % dans la plupart des pays développés. D’après Kremer, Bick et Nautz (2009) qui ont étudié la présence d’effets de seuil de l’inflation sur la croissance économique à long terme leurs résultats empiriques montreraient que le seuil d’inflation seraient d’environ 2,5% pour les pays industrialisés . Dans un premier temps, les banques centrales des pays developpés dont la Fed et BCE principalement, prises par surprise par ce phénomène, ont d’abord choisi de ne pas réagir, estimant que la situation serait passagère et que l’accélération du niveau des prix serait due à la suite des effets liés à la crise du covid-19 combinée à une hausse du prix des matières premières dont principalement l’énergie.
Sans résoudre les problèmes de 2021, en 2022 l’économie mondiale fait face à de nouveaux chocs d’offre dus à la guerre en Ukraine, à la stratégie « zéro covid » en Chine avec une forte probabilité que de nouvelles perturbations et une rupture de production maintiennent une forte tendance de hausse des prix. Les taux d’inflation avoisinent les 8 % dans plusieurs pays développés et entrainent un risque élevé d’aggravation et de maintien d’une forte inflation.
De nombreuses raisons justifient de croire qu’une prochaine récession et donc une grave crise de la dette stagflationniste se profile à l’horizon. Rapportés au PIB, les niveaux d’endettement sont actuellement élevés les niveaux de dette privée sont passés de 200 % en 1999 à 350 % en 2022 avec évidement une forte hausse due à la pandémie. La solution simple qui consisterait en un resserrement de la politique monétaire, pourtant recourir à des hausses des taux d’intérêt conduirait surement vers les défauts de paiement des ménages, des sociétés et entrainerait inévitablement les institutions financières et les gouvernements dont les niveaux de dettes sont déjà élevés vers des grandes difficultés.
La prochaine crise sera-t-elle semblable aux précédentes crises de l’histoire du capitalisme financier mondial (1970 et 2008)?
A ce sujet et compte tenu des différents faits, les économistes sont prudents. Dans les années 1970, il y a eu une crise caractérisée par la stagflation bien sûr, mais à la seule différence que la crise de 1970 n’était pas accompagnée d’une grande crise de la dette. La crise de 2008, quant à elle était accompagnée d’une crise de la dette mais les niveaux d’inflation étaient relativement faibles. Chacune de ces crises a ses spécificités, même si toutes les caractéristiques des précédentes crises semblent réunies à ce jour. En 2022 il y a combinaison de plusieurs chocs d’offre couplés à des niveaux de dette largement supérieurs entrainant surement une crise bien plus sophistiquée et dangereuse que les autres. Une situation presqu’inédite !
Références
- Prix à la consommation de l’OCDE – Mise à jour : 5 juillet 2022 – OCDE (oecd.org)
- Perspectives de l’économie mondiale, avril 2022 (imf.org)
- Éclairage – La guerre en Ukraine amplifie les difficultés d’approvisionnement dans l’industrie et la construction − Guerre et Prix | Insee
- Après le choc pétrolier d’octobre 1973, l’économie mondiale à l’épreuve du pétrole cher | Cairn.info
- La crise de 1929 ou la leçon non apprise de l’histoire | Cairn.info
- (PDF) La crise de 2008. Quel effet de retour sur la théorie macroéconomique ? (researchgate.net)
- L’évolution du rôle de la Federal Reserve | Cairn.info
- Quels sont les risques d’une crise économique en 2022 ? (emprunter-malin.com)
- Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse (lvsl.fr)
- pdf (uqam.ca)
- Comment la guerre en Ukraine se répercute dans toutes les régions du monde (imf.org)
- La véritable histoire de la crise financière 2008 – | Cairn.info
- Les théories économiques et la crise de 1973 | Cairn.info