LES TESTS DE TOXICITÉ IN VITRO
L’émergence de techniques sophistiquées en biologie moléculaire et cellulaire a favorisé une rapide évolution des sciences de la vie et en particulier de la toxicologie. Dans la pratique, cette évolution s’est traduite par un déplacement du centre d’intérêt de la toxicologie qui se consacre non plus à l’animal entier ou à des groupes d’animaux, mais aux cellules ou aux molécules issues d’un seul sujet, qu’il soit animal ou humain. Depuis le milieu des années quatre-vingt, les toxicologues emploient ces nouvelles méthodes pour évaluer les effets de produits chimiques sur les systèmes vivants. Selon une progression logique, ces techniques se sont adaptées aux objectifs de la toxicologie expérimentale et ont évolué à la fois en fonction de ces progrès scientifiques et des préoccupations d’ordre économique et sociologique.
Compte tenu du nombre important de substances à tester, l’aspect économique est déterminant. Une pléthore de nouveaux produits cosmétiques, pharmaceutiques, pesticides, chimiques et ménagers, dont il faut évaluer la toxicité potentielle, sont mis chaque année sur le marché. Ajoutons à cela que de très nombreux produits d’utilisation courante n’ont pas encore été correctement testés. Le recueil d’informations détaillées sur la sécurité de tous ces produits chimiques grâce aux méthodes traditionnelles d’étude sur animal entier serait extrêmement coûteux et long, en admettant même que cette tâche titanesque soit réalisable.
Notre société est de plus en plus exigeante face aux problèmes de santé publique et de sécurité et la population remet en question le bien-fondé de l’emploi des animaux pour tester les produits chimiques. S’agissant de la sécurité des produits chimiques pour l’humain, le public et les écologistes exercent une pression soutenue sur les instances gouvernementales pour qu’elles appliquent une réglementation plus rigoureuse. On peut citer ici le mouvement qu’ont lancé les écologistes aux Etats-Unis pour obtenir l’interdiction du chlore et des composés chlorés en arguant que la plupart de ces composés n’avaient jamais été testés de manière suffisante. Du point de vue toxicologique, le fait d’interdire une classe entière de produits chimiques uniquement parce qu’ils contiennent du chlore est à la fois irresponsable et non rationnel scientifiquement. Cependant, on peut comprendre que le public veuille s’assurer que les produits chimiques libérés dans l’environnement ne présentent pas de risque pour la santé. Cet exemple illustre bien la nécessité d’employer des méthodes plus efficaces et plus rapides pour évaluer la toxicité.
Autre problème de société dont les conséquences sont importantes pour les études toxicologiques: le bien-être des animaux. De par le monde, les associations de protection des animaux sont de plus en plus nombreuses à s’opposer farouchement à l’utilisation d’animaux vivants pour les études de sécurité chimique. Elles ont organisé des campagnes actives contre les fabricants de produits cosmétiques, ménagers ou pharmaceutiques pour faire interdire les expérimentations animales. En Europe, ces efforts ont abouti à l’adoption du sixième amendement de la directive 76/768/CEE (directive sur les produits cosmétiques). Aux termes de cette directive, les produits et les ingrédients cosmétiques testés sur des animaux vivants ne pourront plus être vendus dans l’Union européenne après le 1er janvier 1998, sauf lorsqu’il n’existe pas de solution de remplacement suffisamment validée. Cette directive ne s’applique pas aux produits commercialisés sur le marché américain et dans d’autres pays, mais elle aura néanmoins des répercussions considérables sur les sociétés internationales qui commercialisent ce type de produits, notamment en Europe.
Le concept de solutions de remplacement, base du développement des tests autres que ceux réalisés sur animal entier, est défini par la règle dite des trois R: réduction du nombre d’animaux utilisés; raffinement des protocoles, afin que les animaux soient soumis à moins de stress et d’inconfort; et remplacement des tests actuels sur animal entier par des tests in vitro (c’est-à-dire des tests qui ne sont pas réalisés sur des animaux vivants), ou par des modèles informatiques, ou encore par des tests sur vertébrés inférieurs ou invertébrés. Cette théorie des trois R a été présentée pour la première fois en 1959 dans un ouvrage publié par deux scientifiques britanniques, W.M.S. Russell et Rex Burch, The Principles of Humane Experimental Technique. Pour ces deux chercheurs, seul un traitement humain des animaux permet d’obtenir des résultats scientifiques valables. Ils proposaient pour cela de développer des méthodes propres à réduire le nombre d’animaux nécessaires à ces expériences dans le but ultime de les remplacer. Il est intéressant de noter que les principes énoncés par Russell et Burch ont eu peu d’écho au début et qu’il a fallu attendre le milieu des années soixante-dix pour qu’on assiste à la renaissance du mouvement en faveur de la protection des animaux de laboratoire. Aujourd’hui, le principe des trois R est bien ancré dans les domaines de la recherche, de l’expérimentation et de l’éducation.
On peut dire pour résumer que le développement des méthodologies in vitro résulte d’une série de facteurs qui ont convergé vers le même but au cours des deux dernières décennies. Il est difficile de dire si un seul de ces facteurs aurait permis d’exercer une telle pression sur la stratégie de l’évaluation toxicologique.
Le concept des tests de toxicité in vitro
Dans cette section, il est uniquement question des méthodes in vitro d’évaluation de la toxicité qui sont destinées à remplacer l’expérimentation sur animal entier. Les autres méthodes de substitution telles que les modèles informatiques ou les relations quantitatives structure-activité sont abordées dans d’autres parties du présent chapitre.
Les études in vitro sont généralement conduites sur des cellules ou des tissus d’origine animale ou humaine. L’expression in vitro, qui signifie littéralement «dans du verre», renvoie aux expériences réalisées sur du matériel vivant ou des composants de matériel vivant cultivés en boîtes de Pétri ou dans des tubes à essai dans des conditions bien définies. Ces procédures s’opposent aux études in vivo réalisées «sur des animaux vivants». Bien qu’il soit difficile, sinon impossible, de prévoir les effets d’un produit chimique sur un organisme complexe lorsqu’on limite l’observation à un seul type de cellules dans une boîte, les études in vitro livrent une grande quantité d’informations sur la toxicité intrinsèque d’un produit ou sur son mécanisme de toxicité cellulaire et moléculaire. De plus, elles offrent de nombreux avantages sur les études in vivo, car elles sont généralement moins coûteuses et peuvent être réalisées dans des conditions mieux contrôlées. En outre, bien qu’on ait encore besoin d’un petit nombre d’animaux vivants pour obtenir les cellules nécessaires et les cultiver in vitro, on peut néanmoins considérer que ces méthodes constituent des solutions de remplacement puisqu’elles répondent aux exigences de réduction (utilisation d’un petit nombre d’animaux par rapport aux études in vivo) et de raffinement (les animaux ne sont plus soumis aux effets toxiques observés lors des expériences in vivo).
Pour interpréter les résultats d’un test de toxicité in vitro, décider s’il présente de l’intérêt aux fins de l’évaluation de la toxicité et le rapporter au processus toxicologique général in vivo, il est nécessaire de savoir quelle partie du processus toxicologique ce test permet d’étudier. Ce processus comporte en effet une succession d’événements qui débutent par l’exposition de l’organisme à un agent physique ou chimique et donnent lieu à des interactions cellulaires et moléculaires qui finalement se manifestent dans la réponse de l’organisme entier. Les tests in vitro sont généralement limités à la partie du processus toxicologique qui se produit aux niveaux cellulaire et moléculaire. Les informations recueillies à partir de telles études vont de la voie métabolique et de l’interaction de métabolites actifs avec des cibles cellulaires et moléculaires aux paramètres toxiques potentiellement quantifiables qui peuvent servir d’indicateurs biologiques moléculaires de l’exposition. Dans l’idéal, il faut connaître le mécanisme toxique d’un produit chimique depuis l’exposition jusqu’aux manifestations de l’organisme, si l’on veut que les informations obtenues lors de tests in vitro puissent être interprétées et mises en relation avec la réponse de l’organisme entier. Cependant, c’est pratiquement impossible, puisque les mécanismes toxicologiques qui ont été totalement élucidés sont assez rares. Les toxicologues se trouvent donc dans la situation où les résultats d’un test in vitro ne permettent pas de prévoir exactement la toxicité in vivo puisque les mécanismes toxicologiques restent inconnus. Il existe cependant quelques cas où un test in vitro permet d’élucider le(s) mécanisme(s) cellulaires et moléculaires de toxicité.
Reste un problème majeur concernant le développement et la réalisation de tests in vitro: doivent-ils être fondés sur le mécanisme d’action ou suffit-il qu’ils soient descriptifs? Du point de vue scientifique, il est de loin préférable d’employer des tests in vitro fondés sur le mécanisme d’action. L’espoir de développer, dans un avenir proche, un test in vitro capable de remplacer totalement un test sur animal entier est pratiquement nul, si on ne connaît pas parfaitement le mécanisme d’action. Mais cela ne doit pas exclure l’utilisation de tests descriptifs comme outils de dépistage précoce, ce qui est le cas actuellement. Ces tests in vitro ont abouti à une réduction significative du nombre d’animaux utilisés et, tant que le mécanisme d’action n’est pas bien connu, il peut s’avérer nécessaire d’employer, de façon plus limitée, des tests in vitro dont les résultats sont en bonne corrélation avec ceux que l’on peut obtenir in vivo.
Les tests de cytotoxicité in vitro
Nous décrirons dans cette section plusieurs tests in vitro élaborés pour évaluer le potentiel cytotoxique d’un produit chimique. Ils sont, pour la plupart, faciles à réaliser et automatisables. L’un d’eux, qu’on emploie couramment, est le test au rouge neutre. Ce test est réalisé sur des cultures de cellules: dans la plupart des applications, les cellules sont placées dans des boîtes de culture comportant 96 puits de 6,4 mm de diamètre. Chaque puits ne pouvant être utilisé que pour une seule détermination, cette disposition permet de tester en double échantillon de multiples concentrations du produit chimique avec des contrôles positifs et négatifs. Après traitement des cellules par des concentrations du produit chimique à tester croissantes d’au moins deux ordres de grandeur (de 0,01 mM à 1 mM, par exemple) et par des produits chimiques contrôles positifs et négatifs, les cellules sont rincées et traitées au rouge neutre, colorant absorbé et retenu par les cellules vivantes uniquement. Le colorant peut être ajouté immédiatement après élimination du produit chimique testé pour déterminer les effets immédiats, ou à des intervalles variables après son élimination pour préciser les effets cumulatifs ou différés. L’intensité de la coloration correspond au nombre de cellules vivantes dans chaque puits. On utilise pour cela un spectrophotomètre équipé d’un lecteur de plaque programmé qui mesure l’intensité de chacun des 96 puits de la boîte de culture. Cette méthode automatisée permet de réaliser rapidement une étude concentration-réponse et d’obtenir des données statistiques.
Une autre méthode d’étude de la cytotoxicité relativement simple est le test au MTT. Le MTT (3[4,5-diméthylthiazol-2-yl]-2,5-diphényltétrazolium bromure) est un colorant de type tétrazolium qui est réduit par les enzymes mitochondriales en un composé coloré en bleu. Seules les cellules dont les mitochondries sont viables vont donner cette réaction; en conséquence, l’intensité de la couleur est directement proportionnelle au degré d’intégrité des mitochondries. Il s’agit d’un test utile pour détecter des composés cytotoxiques en général ainsi que les agents ayant les mitochondries pour cible spécifique.
La mesure de l’activité de la lactico-déshydrogénase (LDH) est également très utilisée pour étudier la cytotoxicité. Cette enzyme, normalement présente dans le cytoplasme des cellules vivantes, est libérée dans le milieu de culture lorsque les membranes cellulaires sont lésées par un agent toxique. Des prélèvements de petites quantités de milieu de culture effectués à différents moments après le traitement chimique des cellules permettent de mesurer la quantité de LDH libérée dans le milieu et de suivre le déroulement de la toxicité en fonction du temps. Bien que la libération de LDH constitue une évaluation très générale de la cytotoxicité, elle n’en est pas moins utile parce qu’elle est facile à réaliser, et ce en temps réel.
De nombreuses méthodes sont mises au point actuellement pour détecter une lésion cellulaire. Les plus complexes font appel à des sondes fluorescentes pour mesurer divers paramètres intracellulaires: libération de calcium, modifications du pH ou du potentiel de membrane. Ces sondes, en général très sensibles, permettent de déceler des modifications cellulaires minimes, bien antérieures à la mort cellulaire. De plus, ces méthodes fluorescentes sont pour la plupart automatisables grâce à l’utilisation des plaques à 96 puits et de lecteurs de plaque.
Après avoir recueilli, par l’une de ces méthodes, des données sur une série de produits chimiques, il est possible de déterminer leur toxicité relative. La toxicité relative d’un agent chimique, dans un test in vitro, est exprimée par la concentration permettant d’obtenir 50% de réponses par rapport à des cellules non traitées. Cette détermination, qui représente la CE50 (concentration efficace pour 50% des cellules), est utilisée pour comparer la toxicité in vitro de différents produits chimiques (on emploie également un terme semblable pour évaluer la toxicité relative, la CI50, qui correspond à la concentration de produit entraînant une inhibition de 50% d’un processus cellulaire, par exemple la capacité d’absorption du rouge neutre). Il n’est pas facile de comparer la toxicité relative in vitro d’un produit chimique à sa toxicité relative in vivo, car de nombreux facteurs de confusion interviennent in vivo, tels que la toxicocinétique, le métabolisme, les mécanismes de réparation ou de défense. De plus, la plupart de ces méthodes mesurent une cytotoxicité générale et ne sont pas basées sur le mécanisme d’action. Par conséquent, il est seulement possible d’établir une corrélation entre les toxicités relatives in vitro et in vivo. En dépit de la complexité et des nombreuses difficultés que présente l’extrapolation des données obtenues in vitro aux fins d’une exploitation in vivo, ces tests in vitro se sont révélés très utiles en raison de leur simplicité et de leur faible coût. Ils peuvent être employés comme tests de dépistage pour détecter les médicaments ou les produits chimiques très toxiques dès le début des travaux de développement.
La toxicité au niveau de l’organe cible
On peut également utiliser les tests in vitro pour évaluer la toxicité au niveau d’un organe cible. La conception de ces tests pose de nombreuses difficultés, la plus notable étant l’impossibilité de maintenir les particularités de l’organe in vivo au moyen d’un système in vitro. Il arrive très souvent qu’une fois prélevées sur l’animal et mises en cultures, les cellules se dégradent rapidement ou qu’elles se différencient, c’est-à-dire qu’elles perdent les fonctions spécifiques de l’organe pour reprendre un état indifférencié. En très peu de temps, généralement quelques jours, les cultures ne permettent plus d’évaluer les effets toxiques spécifiques d’une substance sur un organe donné.
La plupart de ces problèmes sont en voie d’être réglés grâce aux récentes avancées de la biologie cellulaire et moléculaire. Les informations recueillies sur l’environnement cellulaire in vivo peuvent servir à modifier les conditions de culture in vitro. Depuis le milieu des années quatre-vingt, de nouveaux facteurs de croissance et cytokines ont été découverts qui sont pour la plupart disponibles dans le commerce. Grâce à l’addition de ces facteurs, on parvient maintenant à préserver l’intégrité cellulaire des cultures et à conserver leurs fonctions différenciées pendant des périodes plus longues. Les progrès dans la connaissance des besoins nutritifs et hormonaux des cultures de cellules ont également contribué à mettre au point de nouveaux milieux de culture. Il est maintenant possible de cultiver les cellules sur des matrices extracellulaires naturelles ou artificielles. Ces matrices ont une influence considérable sur la structure et la fonction des cellules en culture. L’un de leurs grands avantages est qu’elles permettent de contrôler de façon précise l’environnement de ces cellules et d’examiner les effets de chacun des facteurs sur les processus cellulaires de base et sur leurs réponses aux différents agents chimiques. En un mot, ces systèmes sont le gage d’une meilleure compréhension des mécanismes de toxicité spécifiques de l’organe.
De nombreuses études de toxicité au niveau d’un organe cible sont conduites sur des cellules primaires, qui sont par définition des cellules fraîchement prélevées sur un organe et ont généralement un temps de vie limité en culture. L’emploi de cultures primaires d’un seul type cellulaire d’un organe pour évaluer une toxicité présente bien des avantages. Du point de vue du mécanisme d’action, ces cultures sont utiles pour étudier la cible cellulaire spécifique d’un produit chimique. Dans certains cas, deux ou plusieurs types cellulaires d’un organe peuvent être cultivés ensemble, ce qui permet en plus l’étude des interactions cellulaires dans la réponse à un toxique. Certains systèmes de coculture de cellules cutanées ont été mis au point pour reproduire une structure tridimensionnelle ressemblant à la peau in vivo. Il est également possible de réaliser une coculture de cellules venant de différents organes, par exemple, foie et rein. Ce type de coculture paraît utile pour évaluer les effets spécifiques sur les cellules rénales d’un produit chimique métabolisé au niveau hépatique.
Les outils de biologie moléculaire ont également joué un rôle important dans le développement de lignées cellulaires continues utiles à l’étude de la toxicité au niveau d’un organe cible. Ces lignées cellulaires sont fabriquées en transfectant l’ADN de cellules primaires. Lors d’une procédure de transfection, les cellules et l’ADN sont traitées de façon que l’ADN soit capté par les cellules. L’ADN est généralement issu d’un virus et contient un ou plusieurs gènes qui, une fois exprimés, rendent les cellules immortelles (c’est-à-dire capables de vivre et de croître en culture pendant de longues périodes). L’ADN peut également être manipulé de sorte que le gène immortalisant soit contrôlé par un promoteur inductible. Grâce à ce type de construction, les cellules se divisent uniquement lorsqu’elles reçoivent le stimulus chimique adéquat pour permettre l’expression du gène immortalisant. Citons à titre d’exemple le grand gène de l’antigène T issu du virus simien no 40 (SV40) (gène immortalisant), précédé par la région promoteur du gène de la métallothionéine, induit par la présence d’un métal dans le milieu de culture. Après transfection de ce gène dans les cellules, leur traitement par de faibles concentrations de zinc stimule le promoteur de la métallothionéine et permet au gène de l’antigène T de s’exprimer, ce qui entraîne une prolifération cellulaire. Lorsque le zinc est éliminé du milieu, les cellules cessent de se diviser et, dans les meilleures conditions, retournent à un état où elles expriment leurs fonctions tissulaires spécifiques.
La possibilité de fabriquer des cellules immortalisées, alliée aux progrès des techniques de culture cellulaire, a fortement contribué à créer des lignées cellulaires de nombreux organes différents, dont le cerveau, le rein et le foie. Cependant, avant de pouvoir utiliser en toute sécurité ces lignées cellulaires comme substituts des lignées cellulaires véritables, on doit étudier avec soin leurs caractéristiques pour s’assurer qu’elles sont bien «normales».
Les autres systèmes in vitro utilisés pour étudier la toxicité au niveau d’un organe cible sont beaucoup plus complexes. Au fur et à mesure que ces systèmes gagnent en complexité, allant de la culture cellulaire simple à celle d’un organe entier, ils se rapprochent des systèmes in vivo, tout en restant beaucoup plus difficiles à contrôler en raison du nombre de variables à maîtriser. Par conséquent, l’avantage que l’on tire de l’augmentation du niveau d’organisation peut être compromis du fait que le chercheur manque de contrôle sur l’environnement expérimental. Le tableau I compare quelques-unes des caractéristiques des systèmes in vitro utilisés pour l’étude de l’hépatotoxicité.
Tableau I. Comparaison des systèmes in vitro utilisés pour l’étude de l’hépatotoxicité
Système | Complexité (niveau de l’interaction) | Conservation des fonctions hépatiques spécifiques | Durée potentielle de la culture | Contrôle de l’environnement |
Lignées cellulaires immortalisées | En partie intercellulaire (varie selon la lignée cellulaire) | Faible à bonne (varie selon la lignée cellulaire) | Illimitée | Excellent |
Cultures primaires d’hépatocytes | Intercellulaire | Moyenne à excellente (varie avec les conditions de culture) | De quelques jours à quelques semaines | Excellent |
Cocultures de cellules hépatiques | Intercellulaire (entre types cellulaires identiques ou différents) | Bonne à Excellente | Quelques semaines | Excellent |
Coupe du foie | Intercellulaire (entre les divers types cellulaires) | Bonne à Excellente | De quelques heures à quelques jours | Bon |
Foie isolé perfusé | Intercellulaire (entre les divers types cellulaires) et à l’intérieur de l’organe | Excellente | Quelques heures | Moyen |
En expérimentation toxicologique, l’emploi des coupes tissulaires fines est de plus en plus répandu. Le chercheur dispose pour les réaliser de nouveaux instruments permettant d’obtenir des coupes homogènes en milieu stérile. Ces coupes présentent des avantages sur les cultures cellulaires, car les différents types cellulaires de l’organe y sont présents et l’architecture in vivo ainsi que les communications intercellulaires y sont maintenues. Des études in vitro peuvent alors être conduites pour déterminer aussi bien le type cellulaire cible dans un organe que pour rechercher la toxicité spécifique au niveau de l’organe cible. L’inconvénient de ces coupes est qu’elles se dégradent rapidement après vingt-quatre heures de culture, surtout à cause d’une oxygénation insuffisante des cellules dans la partie intérieure des coupes. Cependant, de récentes études ont montré qu’on peut assurer une aération plus efficace par rotation douce. Cette solution, de même que l’utilisation d’un milieu de culture plus complexe, permet aux coupes de survivre jusqu’à quatre-vingt-seize heures.
Pour étudier la toxicité de produits chimiques au niveau des organes cibles spécifiques, on peut aussi se servir d’explants tissulaires, dont le principe s’apparente à celui des coupes tissulaires. Ces explants sont réalisés en prélevant une petite quantité de tissu (un embryon entier dans le cas des études de tératogenèse) et en la mettant en culture pour l’étudier. Les cultures d’explants ont été notamment utilisées pour les études de toxicité à court terme, du type études d’irritation et de corrosion cutanée, études de toxicité de l’amiante sur la trachée ou encore études de neurotoxicité sur le tissu cérébral.
Autre solution: les organes isolés perfusés. Ces organes offrent un avantage comparable à celui des coupes tissulaires et des explants puisque tous les types cellulaires d’un organe y sont présents, sans le stress tissulaire qu’imposent les manipulations pour préparer les coupes. De plus, ils permettent le maintien des interactions à l’intérieur de l’organe. Mais ils présentent un grave inconvénient: ils n’ont qu’une faible viabilité, ce qui limite leur utilisation pour une étude toxicologique in vitro. Du point de vue solution de remplacement, ces cultures peuvent être considérées comme un raffinement puisque les animaux ne souffrent pas des conséquences néfastes du traitement par un toxique in vivo. Leur utilisation ne fait cependant pas diminuer de façon très sensible le nombre de sujets nécessaires.
En résumé, on dispose de plusieurs sortes de systèmes in vitro que l’on peut conjuguer pour évaluer la toxicité au niveau des organes cibles. Une difficulté subsiste: l’extrapolation des résultats obtenus dans un système in vitro, partie relativement mineure d’un processus toxicologique, au processus entier qui a lieu in vivo.
Les tests d’irritation oculaire in vitro
Le test de toxicité sur animal entier sans doute le plus contesté du point de vue du bien-être de l’animal est le test de Draize qu’on utilise pour étudier l’irritation oculaire sur le lapin. Pour cela, on place une dose donnée du produit chimique dans l’un des yeux du lapin, l’autre œil servant de témoin. Le degré d’irritation et d’inflammation est évalué à des intervalles de temps donnés après le début de l’exposition. Des efforts importants sont déployés pour trouver des solutions permettant de remplacer ce test, critiqué non seulement pour des raisons humanitaires, mais aussi à cause de la subjectivité des observations et de la variabilité des résultats. Précisons qu’en dépit des violentes critiques qu’il a suscitées, le test de Draize est d’une remarquable efficacité pour identifier les irritants oculaires pour l’humain, notamment les substances de légèrement à modérément irritantes dont le pouvoir est difficile à établir par d’autres méthodes. Il s’impose donc de développer le plus vite possible des solutions de remplacement in vitro.
La recherche de méthodes susceptibles de remplacer le test de Draize est difficile, même si tout porte à croire qu’elle sera fructueuse. De nombreuses techniques in vitro et d’autres solutions de remplacement ont été développées et, dans certains cas, mises en pratique. Parmi les solutions de raffinement du test de Draize, donc moins douloureuses ou pénibles pour les animaux, on peut citer le test oculaire à faible volume, qui consiste à placer de plus petites quantités du produit testé dans les yeux du lapin, non seulement pour des raisons humanitaires, mais aussi pour reproduire de façon plus réaliste les quantités réelles auxquelles l’individu peut être exposé accidentellement. Autre amélioration: celle qui consiste à ne plus tester sur l’animal des substances dont le pH est inférieur à 2 ou supérieur à 11,5, car on sait qu’elles sont extrêmement irritantes pour l’œil.
Entre 1980 et 1989, on estime que le nombre de lapins utilisés pour tester l’irritation oculaire de produits cosmétiques a diminué de 87%. Cette réduction draconienne des tests sur animal entier s’explique par l’incorporation de tests in vitro dans une approche par étapes. Cette démarche fait appel à un processus à plusieurs étapes qui débute par l’examen minutieux des données historiques du pouvoir irritant oculaire et l’analyse physico-chimique du produit à évaluer. Si ces deux étapes ne fournissent pas assez d’informations, on procède alors à une série de tests in vitro. Les données supplémentaires obtenues à partir des tests in vitro peuvent alors être suffisantes pour évaluer la sécurité de la substance, sinon on réalise en dernier recours des tests in vivo en les limitant le plus possible. On voit qu’on peut ainsi se passer complètement des animaux ou du moins réduire considérablement leur nombre.
La batterie de tests in vitro utilisée dans cette stratégie par étapes dépend des exigences de la branche concernée. Le test d’irritation oculaire est en effet pratiqué dans des branches très diverses, depuis celle des cosmétiques jusqu’aux produits industriels en passant par l’industrie pharmaceutique. Vu la diversité des informations recherchées, il n’est pas possible de définir une batterie unique de tests in vitro. En principe, une batterie de tests sert à évaluer cinq paramètres: la cytotoxicité, les modifications physiologiques et biochimiques tissulaires, la relation quantitative structure-activité, les médiateurs de l’inflammation, la guérison et la réparation. Un exemple de test de cytotoxicité, cause possible d’irritation, est le test au rouge neutre sur cultures de cellules (voir ci-dessus). Les modifications physiologiques et biochimiques cellulaires résultant d’une exposition à un produit chimique peuvent être étudiées sur des cultures de cellules épithéliales de cornée humaine. Comme alternative, les chercheurs ont également utilisé des globes oculaires intacts ou disséqués de bœuf ou de poulet obtenus auprès des abattoirs. Les paramètres mesurés dans ces cultures d’organe entier sont souvent les mêmes que ceux mesurés in vivo, par exemple l’opacité ou le gonflement de la cornée.
L’inflammation oculaire est l’un des troubles fréquents de l’exposition aux produits chimiques. On dispose de nombreux moyens pour l’étudier. Diverses méthodes biochimiques permettent de déceler la présence de médiateurs libérés durant le processus inflammatoire, tels que l’acide arachidonique et les cytokines. La membrane chorio-allantoïdienne d’œuf de poulet peut également être utilisée comme indicateur de l’inflammation. Dans ce test, une petite partie de la coquille d’un embryon de poulet de 10 à 14 jours est enlevée, afin d’appliquer le produit chimique sur la membrane, après quoi on étudie à intervalles les signes d’inflammation, comme l’hémorragie vasculaire.
La guérison et la réparation d’une lésion oculaire font partie des paramètres in vivo les plus difficiles à évaluer in vitro. On dispose d’un nouvel instrument, le microphysiomètre au silicium, qui permet de mesurer de faibles variations du pH extracellulaire et peut être utilisé pour contrôler in situ les cultures cellulaires. Cette étude montre une assez bonne corrélation avec la guérison in vivo et est donc utilisée comme test in vitro. Tel se présente aujourd’hui l’inventaire succinct des tests actuellement employés en lieu et place du test de Draize pour l’irritation oculaire. Il est probable qu’au cours des prochaines années, on parviendra à mettre au point et à valider toute une série de tests in vitro pour chaque type d’utilisation spécifique.
La validation
Pour qu’un test in vitro soit agréé par les instances réglementaires, il faut d’abord et avant tout qu’il soit validé. Ce processus permet en effet d’établir sa fiabilité dans un but spécifique. Des efforts ont été entrepris, aux Etats-Unis comme en Europe, pour définir et coordonner les processus de validation. En 1993, l’Union européenne a créé le Centre européen pour la validation des méthodes alternatives afin de coordonner les efforts en Europe et d’agir en association avec des organismes américains tels que le Centre universitaire Johns Hopkins de recherche sur les méthodes alternatives de test sur les animaux (CAAT) et le Comité de coordination interagences pour la validation des méthodes alternatives (ICCVAM), composé de représentants des Instituts nationaux de la santé (NHI), de l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), de l’Administration américaine de réglementation des denrées alimentaires et des produits pharmaceutiques (Food and Drug Administration (FDA)) et de la Commission pour la sécurité des produits de consommation (Consumer Products Safety Commission).
La validation des tests in vitro requiert une organisation et une planification considérables pour que les instances réglementaires et les scientifiques s’entendent sur des procédures acceptables. Il faut aussi qu’un organisme consultatif scientifique assure un contrôle suffisant et garantisse que les protocoles satisfont à certaines normes. Les études de validation devraient être réalisées dans des laboratoires de référence utilisant des agents chimiques homologués distribués par une banque unique de produits chimiques, de cellules et de tissus. Lorsqu’on cherche à faire agréer un test, il faut apporter la preuve, au moyen d’une analyse statistique sérieuse, que ses résultats sont reproductibles au sein d’un même laboratoire et d’un laboratoire à l’autre. Une fois que les résultats des différents volets des études de validation ont été rassemblés, l’organisme consultatif peut se prononcer sur la validité du(es) test(s). De plus, les résultats des études devraient être diffusés dans des publications révisées par des pairs et être consignés dans des bases de données.
La définition du processus de validation est engagée dans la bonne voie. Chaque nouvelle étude de validation fournit des informations utiles à l’étude suivante. La communication et la coopération internationales sont essentielles au développement rapide d’une série de protocoles auxquels de nombreuses personnes pourront souscrire, étant donné en particulier l’urgence imposée par l’adoption de la directive sur les cosmétiques de la Communauté européenne. Cette mesure législative peut en effet donner l’élan nécessaire à un effort de validation sérieux. C’est seulement à l’issue de ce processus que les instances réglementaires pourront envisager d’accepter les méthodes in vitro.
Conclusion
Cet article dresse un bilan succinct de l’état actuel de l’expérimentation toxicologique in vitro. Cette discipline scientifique est encore relativement jeune, mais elle connaît un développement exponentiel. Le défi pour les années à venir sera d’intégrer au vaste fonds des données in vivo les connaissances sur le mécanisme d’action que les études cellulaires et moléculaires auront permis d’accumuler. On pourra ainsi mieux définir les mécanismes de la toxicité et établir un paradigme qui permettra de tirer parti des données in vitro pour prévoir la toxicité in vivo. C’est seulement grâce aux efforts conjugués des toxicologues et des instances gouvernementales que la valeur intrinsèque de ces méthodes in vitro pourra trouver une application concrète.