L’INTELLIGENCE ET LA PHILOSOPHIE DANS LES PROVERBES SONGYE (UNE ANALYSE COMPRÉHENSIVE DE QUELQUES PAREMIES.)

 

 

L’INTELLIGENCE ET LA PHILOSOPHIE DANS LES PROVERBES SONGYE

(UNE ANALYSE  COMPRÉHENSIVE DE QUELQUES PAREMIES.)

 

Gilbert MUSONGIELA NTAMBUE et Gauthier NGOYI NTAMBUE (Enseignants à l’ISP TSHOFA)

 

 

  1. PREAMBULE

 

Plusieurs auteurs ont étudié les proverbes citons parmi les plus connus :

  • Le père Samain dans « La Langue Songye , vocabulaire et proverbes », Bruxelles,1923.
  • Madame Lee Munkyelo, imprimerie CEM, Katompo poste de Kabalo, pp 42-43, verbo, Nkindji (34 proverbes S.D).
  • P Van Houtte (CIM, Kinshasa 1976 ; 2 proverbes).
  • LUMEKA, proverbes des Songye in annales du musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren Belgique-série in 8è Sciences humaines n° 61-67 pp 41-49 (100 proverbes).
  • Enoncé de la coutume Songye par Boene in Bulletin de juridiction indigène (B.J.I.) ,1954. 103/104 (33 proverbes).
  • Sagesse des proverbes et développement, conférence ténue dans le cadre du dixième anniversaire de la revue Abbia par Ndjoh Moelle in Zaïre-Afrique n° 92 février 1975, pp 107-116.
  • Mayamoto Kalonda : Les structures sociales et politiques chez les Songye, mémoire, UNAZA, IPN 1973 inédit.
  • Mais Mwepu Mibanga [1] s’inscrit dans cette ligne et veut la compléter et surtout la dépasser en ajoutant un canevas qui manquait à leurs publications et qui permettrait grâce aux proverbes, de circonscrire l’homme en tant qu’être d’une part et le situer par rapport à ses semblables, d’autre part, il a écrit un livre songye, il s’agit d’un recueil comprenant 1494 proverbes classés selon différents thèmes.

Sa démarche a permis de repartir les proverbes en trois grandes parties :

  • L’homme en générale
  • La famille
  • La vie en société

Toutes ces parties ont leurs sections. Mais, pour notre part, nous nous limiterons à l’analyse de la section traitant de la pensée et de l’action, et spécialement nous n’aborderons que les proverbes qui touchent à l’intelligence et à la philosophie.

La présente étude est une modeste contribution aux recherches linguistiques  sur les proverbes et leur nature en langue bantu Songye en Afrique centrale.

 

Le but général est d’attirer l’attention des Africanistes sur la richesse voilée dans ce genre littéraire, richesse à découvrir en élevant l’enveloppe et en disséquant avec minutie en vue de découvrir les substances vitales du motrice, particulièrement, il faut déterminer si le proverbe est une science et orientant la conduite des membres de la société.

 

Ci-dessous nous tenteront de répondre à la question de savoir si le proverbe est une science ou un code social. Nous allons également procéder à une analyse compréhensive de quelques parémies qui nous permettront de conclure à cet effet.

  • Proverbe, science ou code social ?

Notre objectif est de déterminer quelle est réellement la nature des proverbes, leurs structures, les circonstances de leurs productions ainsi que leurs fonctions et les circonstances de leur profération.

  1. Quelle est la nature du proverbe ?

Du point de vue du contenu, le proverbe se présente comme :

1°) Une science, par son goût d’abstrait, le proverbe apparait comme un mode de captation  d’expression d’idées. Et Mwepu Mibanga d’affirmer : « le proverbe passe pour  une science, un savoir qui  permet à chacun de devenir érudit et d’accéder à la culture des Songye, tout comme les mathématiques, la médecine ou l’astrologie pour ne citer que celles-là, donne l’occasion d’approfondir des rapports humains avec tout autre peuple. D’autre part précise, l’Avocat, au-delà de sa nature scientifique, le proverbe se présente comme :

2°) « Un code social car, il véhicule des normes impératives qui inspirent et qui orientent les membres de la société » [2]

En outre le proverbe, possède une troisième forme qui est essentiellement[3]littéraire, c’est grâce à elle que le Songye est  resté authentique et n’a subi aucune allitération face aux flux culturels étrangers. Ce critère littéraire sert de critère d’identification, d’un peuple beaucoup mieux que ne le ferait les autres découvertes telles les sculptures ou la peinture, car celle-ci, dira encore Mwepu, sont de loin périssables et imitables, modernes et sophistiqués[4].

Nous pouvons donc dire que dans sa nature, le proverbe est une sentence populaire, une vérité imagée (souvent universelle) concise et parfois rimée et rythmée contenant souvent les altérations et renfermant même un jeu de mots[5] de verité par des constructions de l’intelligence car, les proverbes ne doivent jamais servir à tromper ou à induire les autres en erreur mais, plutôt à faire attendre l’écho de la raison imagée.

Et les Songye eux-mêmes, ne cessent de clamer « lukindji lwa yilwa kilubi »[6], c’est-à-dire ; seul l’étourdit ignore la signification du proverbe et n’y pige rien. Par contre tout homme avisé est à mesure de saisir les moindres nuances humoristiques en usage dans la société et dans la culture.
b. Structure du proverbe

Elle se présente de la manière suivante :

  • La formule d’introduction dont l’usage est facultatif : « Bakulu abambile’shi »=les ancêtres affirment à ce sujet ;
  • Le proverbe lui-même, constitué d’un ou plusieurs vers.
  1. Les circonstances de production

Les proverbes ont été produits selon les circonstances diverses : au moment des palabres, dans les conseils de familles et dans la vie de tous les jours.

  1. Fonction des proverbes

Dans la mesure où il est censé donner des préceptes des normes morales qui sont en usage en société, le proverbe a une fonction, didactique, éducative. En outre, il exalte diverses vertus : piété, courage, patience, sagesse…

Quand le proverbe est utilisé comme preuve ou argument dans les palabres, en conseil de famille, il joue le rôle de fonction juridique, il a également une fonction sociale dans la mesure où il est considéré comme facteur puissant de cohésion sociale car il propose de modèle à suivre, fait partager les mêmes idées et les mêmes émotions, garantissant l’unité du groupe et la permanence des institutions, il est aussi utilisé dans la pratique littéraire comme condensé principalement dans la narration du conte soit comme illustration ou conclusion du conte.

  1. Circonstances de profération : la poésie orale africaine est liée à la vie de tous les jours. C’est à ce titre que le proverbe qui en est une des expressions peut être proféré à tout moment par n’importe qui. Cette activité poétique populaire et spontanée se manifeste et s’exprime en effet de circonstance les plus diverses et loin de s’opposer à l’action (comme c’est le cas en Europe où le mot poésie comporte une connotation performative et s’emploie souvent pour désigner rêveur, peu apte à la vie pratique), la poésie l’accompagne toujours quand il ne la pratique pas. On peut expliquer cette vitalité poétique par bien des raisons, en particulier les rôles du verbe dans les civilisations orales. « N’est-il pas normal en effet, remarque Lyliane Kesteloot que dans les villages sans livres, sans radio, sans cinéma, pour se distraire, les hommes inventent les chants, les histoires… ? » [7]

Toutefois, compte tenu d’un rythme de la vie africaine encore largement dominée par les activités rurales, il existe le moment spécifique de profération de la poésie traditionnelle :

 

  • A la tombée de la nuit, autour du feu ;
  • Au clair de lune.

Outre cette profération liée au rythme de la vie, il y a des moments solennels qui ponctuent les temps forts de la vie du groupe : la naissance, les funérailles, les rites d’initiation, les moments de récolte, et de chasse.

Dans la société traditionnelle, les proverbes sont liés à toute actualisation du langage. Ainsi le proverbe renvoie à la même réalité que :

  • La pensée : qui est une vérité morale courte et précise exprimée avec beaucoup de pureté et d’éloquence ;
  • La maxime : qui s’applique à une vérité importante au point de vue pratique ;
  • La sentence : qui est une maxime considérée du point de vue littéraire ou oratoire ;
  • La devise : qui est une espèce de sentence personnelle qui exprime en quelques mots de matière de penser, de sentir et d’agir de quelqu’un.
  • L’adage : qui est une sentence directe, généralement brève et piquante, exprimée par des mots ayant leur sens propre et qui fait appel à la considération du temps pour se propager, populariser et acquérir la force d’une vérité démontrée. Exemple : trop parler peut tuer.
  • Le dicton : c’est une sentence qui est passée en proverbe et qui généralement, se rattache exclusivement à certaines localités. Exemple ; un bienfait n’est jamais perdu.
  • L’aphorisme : c’est une maxime philosophique ou médicale.
  • L’axiome : c’est le nom qu’on donne à une vérité scientifique indéniable surtout évidente.
  • L’apophtegme : est une parole mémorable d’un ancien ou d’un initié des anciens. Exemple ; ma grand-mère m’avait toujours dit : « une femme est un éternel enfant… »[8]

 

Comme on peut le constater, le proverbe est une pression de la sagesse populaire, une sagesse bien nuancée et qui correspond à plusieurs réalités scientifiques et même philosophiques ; la comparaison ci-haut nous en rend suffisamment compte. Le proverbe utilise des figures de style de manière abondante, voilà ce qui contribue à sa grande richesse, à sa scientificité et sa fécondité. Le proverbe ne subit aucune modification, car toute déformation serait aussi la déformation de la tradition, ce qui serait allé à l’encontre de la fonction des proverbes dans les sociétés.

ANALYSE PROPREMENT DITE (PROVERBES CONTENANT L’INTELLIGENCE)

  1. « Lumpungu Kaumbu ka Ngoyi, omutuma ku mwanda kukyenda, a kakuna kibundji makonde ».

Traduction : le perspicace chef songye Lumpungu fait toujours d’une pierre deux coups.

Enseignement : ce proverbe nous apprend à tirer profit de notre temps, des différentes missions que nous recevons dans notre société.

 

  1. « Shimika kasele »

Traduction : synthétiser

Enseignement : au bout des discussions, il faut finalement s’entendre et se fixer sur ce qu’il faut retenir comme synthèse si pas comme une conclusion. L’orateur principal est invité à clôturer par un résumé final. Eviter le verbiage sans suite.

  1. « Nyama akutuku pabi omwele pabi »

Traduction : il faut savoir se tirer d’embarras selon ses possibilités et ses moyens ; il faut savoir se tirer d’affaires.

Enseignement : savoir disposer de l’esprit perspicace et du sens d’adéquation utiliser des moyens dont on dispose est un signe d’intelligence.

  1. « Kangwa nsaasa, kalonda bushito »

Traduction : manger c’est bon, travailler c’est dur.

Enseignement : il est très facile de profiter du travail que de travailler.

  1. « Muci wi ku maasa ngi awipeeya nyoka » ou « Mpofu elwishaa na keku maboko »

Traduction : il faut savoir se contenter des moyens dont on dispose pour vivre.

Enseignement : savoir être autonome et non rechercher des vains secours ailleurs. C’est l’autosuffisance et l’esprit d’adéquation.

  1. « Osamba twele kitanda su ndila maalo ?

Traduction : faut-il compatir envers celui qui est éprouvé ou celui qui transporte le cadavre ?

Enseignement qui se dégage : ceci est dit devant l’embarras du choix dans une situation. Quelle position prendre ? Il s’agit également de l’embarras du choix entre deux individus à aider ou à consoler.

 

  1. Osungu sha kabongye sha lupete e paashi

Traduction; il faut choisir le moindre mal entre deux maux.

Enseignement : entre deux maux à combattre, il faut choisir le moins frappant, le proverbe désigne l’illogisme dans l’action. De deux maux, il faut viser le plus grand pour l’éliminer. Deux défauts, il faut combattre le plus pesant, le plus nocif.
“Pe ngalaala pe mpongo”

Traduction ; le danger est partout dans le monde et on ne peut l’éviter.

Enseignement ; la tromperie est humaine, tout le monde peut glisser, tout le monde peut déraper.

  1. “Kukomba akubangilaa mu nshibo »

Traduction ; la charité bien ordonnée commence par soi-même.

Enseignement ; il faut savoir commencer par le commencement. Chaque chose a son début. La logique et la chronologie sont exigées chaque fois.

  1. “Kiilwa kupusha, keele mpasu mmulembwe obe byokeela mmusabu”

Traduction ; embrouillamini : erreur grossière, confusionnisme ou confusion totale.

Enseignement ; l’homme embrouillé confond tout, dérange tout. Il met le désordre partout, d’où on est invité au calme et à la tranquillité.

Ces proverbes font appel à notre intelligence et exigent de nous un discernement dans des situations embarrassantes, devant un dilemme. L’esprit de discernement, le sens de l’échelle des valeurs, distinguer l’essentielle de l’accessoire, voilà ce qui distingue un homme digne et averti de ses semblables. C’est cet esprit qui doit nous motiver et que nous devons rechercher chaque jour avec véhémence.

  1. PROVERBES CONTENANT LA PHILOSOPHIE (la philosophie dans les proverbes songye)

Comme nous l’avons fait pour l’intelligence, nous analyserons les proverbes songye exprimant la philosophie. Notre répertoire assez vaste, nous n’analyserons que six proverbes dont deux exprimant la philosophie, deux exprimant la causalité enfin, deux exprimant l’imprudence.

 

L’ANALYSE PROPREMENT DITE

  1. Nkwadi ebwa ku mutamba na kimwi bweshe

Traduction; il n y a pas de fumée sans feu.

Enseignement ; fait et cause ont des relations directes. Pas des faits sans cause. Les faits trouvent des explications dans les causes qui les motivent.

  1. “Ta ndwa nkulu penka, mpaa na lubwele mmutamba”

Traduction ; la menace est générale, ce qui s’attaque au nez, s’attaque également à la bouche.

Enseignement ; les dangers et les menaces sont souvent d’ordre générale, de portée universelle.  Nous devons prendre nos précautions une fois que le voisin est frappé.

  1. « Kalombolombo naa kulombololanga, mpeshi taamunokye bwaa tabwakumena »

Traduction ; sans toi rien ne se ferait.

Enseignement ; certaines joies et certaines tristesses sont expliquées à partir du guide qui en est la source et l’inspirateur. Tous les avantages sont expliqués à partir du guide (kulombolanga) son inspiration, son intervention sont plus que nécessaires pour expliquer les résultats auxquels est parvenu.

  1. « Mukila wa mpuwa taupulwaa kabidi »

Traduction ; on n’a pas la chance deux fois.

Enseignement ; il ne faut pas importuner deux fois le méchant. Ou encore, le méchant ne donne pas deux fois. Il faut savoir jouer à la prudence.

  1. « Ekuci topendaa lupapi, ntala yoobe yaale pabi »

Traduction ; tu t’en prendras à toi-même.

Enseignement ; il s’agit ici d’une imprudence préjudiciable à soi-même, si on connait d’avance le danger, il ne faut pas s’y exposer.

  1. « Opwa kupanda nsulu, ofwila baana »

Traduction ; l’imprudence tue.

Enseignement ; l’imprudence grave peut conduire jusqu’à la mort. Quelqu’un qui échappe à une mort certaine et oublie tout de suite pour retourner dans le champ de bataille. Il tombe dans le filet qui lui était tendu.

 

Au terme de cette analyse, il convient de signaler qu’un proverbe comprend généralement deux niveaux :le niveau cognitif (traduction) et le niveau méta folklorique ou interprétatif ou se dégage la signification profonde et l’enseignement véhiculé par le proverbe.  Il arrive également que deux proverbes se complètent comme il peut arriver qu’ils puissent se contredire au niveau cognitif. Mais au niveau de la signification profonde, il faut dégager un autre enseignement plus harmonieux et plus cohérent.

CONCLUSION

Le but général que nous nous sommes assignés est atteint. Nous avons mis en lumière la richesse voilée dans les proverbes et il faut l’exploiter davantage pour résoudre beaucoup de nos problèmes. En outre, nous venons après examen, déterminer la nature et la fonction du proverbe : genre lié et fixe, il est à la fois une science, un code social et un critère d’identification d’une culture. Le proverbe s’est révélé également comme une somme d’expérience des anciens et une expression tangible de leur créativité et de leur ingéniosité. Notre analyse des proverbes nous a permis également de passer par deux niveaux, la traduction et l’enseignement véhiculé. Il ressort de cette analyse que le proverbe possède essentiellement une pédagogie qui guide, qui prévient contre les dangers. Par le proverbe, nous avons découvert que le songye est un véritable génie ; un philosophe qui s’ignore et qui a légué à ses fils et filles un héritage sans pareil. Puisse ses fils et filles user à bon escient ce précieux patrimoine culturel et le transmettre à leur tour aux générations futures.

Les proverbes songye sont à la fois une sagesse et une philosophie mais, une philosophie sans auteur précis, c’est l’œuvre héritée de nos ancêtres songye, car en effet, il n’existe aucun proverbe attribuable à un individu seul, c’est la société qui s’en empare, en fait sien et le conserve pour le faire passer des générations en générations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Mwepu Mibanga, Livre des proverbes songye, éd. Bouwa, Kinshasa 1988

[2] Mwepu Mibanga, op cit, p.8.

[3] Idem

[4] ibidem

[5] Rodagem cité par Me Mfumu Ngoyi Kadiambi, cours de littérature orale africaine, grand séminaire Paul VI année académique 2006-2007 (inédit)

[6] Les proverbes songye d’usage courant chez les songye, mais ce sont les vieillards et les sages qui les utilisent constamment.

[7] Lylian Kesteloot, La poésie traditionnelle, Nathan, Paris, 1971, p.31.

[8] Il s’agit des figures de style qui définissent le comportement de l’individu et le spécifie et ce choix, nous permet de nous écarter du langage ordinaire.